Enquêtes sur le réel, Mo Gourmelon, 2006

Enquêtes sur le réel
Mo Gourmelon
pointligneplan
mai 2006




Eléonore de Montesquiou attise au cœur de ses vidéos des lumières blafardes traversées de silhouettes diaphanes. Ce modelé vaporeux et identifiable au fil des propositions successives déréalise toute prise de vue et fait planer une atmosphère indéterminée. Même si chaque film s’esquisse dans un contexte précis, la qualité de l’image module délibérément un hors temps, délocalise l’espace géographique initial pourtant mesuré. À l’origine de la plupart de ses films Eléonore de Montesquiou mène une enquête. Des individus interrogés dans une proximité instaurée par l’artiste se confient sur un sujet précis. Ces enregistrements très précieux en raison de leur valeur de témoignage mais aussi des différents timbres de voix participent à la matière sonore préalable. Des mots, des fragments extraits de ces entretiens, des phrases parfois réécrites et confiées à une autre voix, des captations sonores ambiantes, des arrangements musicaux s’entretiennent. Une façon pour l’artiste de se maintenir perpétuellement aux aguets, en alerte, au gré de ses lieux de résidences ou de ses déplacements. Une façon de considérer l’ailleurs sans se laisser aveugler par le dépaysement et en gardant toujours à l’esprit les interrogations d’ici. Puis les images sont posées sur cette bande sonore. Et même si celles-ci nous ravissent ; rarement elles priment dans l’intention de l’artiste. Au cours du montage, aucun participant ne témoigne directement face à la caméra. Les voix et les apparitions à l’image ne se recouvrent pas. Ce léger différé accorde toute l’attention d’un côté aux sonorités vocales et de l’autre façonne un captivant portrait muet. Présences corporelles inscrites dans la durée. Cette application du décalage son/image quasi systématique est un emprunt à Johan van der Keuken. Éléonore de Montesquiou ne cache pas cette influence et la révélation que fut pour elle la découverte de ses films. Elle dévoile ainsi l’assise documentaire des siens. La réalisation de reportages sur les témoins n’est cependant pas visée mais l’approche d’une situation par leur entremise dans un empilement de situations désynchronisées. Si l’artiste se questionne, elle délègue à d’autres le soin d’énoncer leurs considérations. Ainsi le personnel se frotte au collectif, relayé par un contexte élargi historique ou sociétal.

En regard des situations immédiates qui instruisent ses films, Eléonore de Montesquiou opère par décrochages successifs. Sa logique n’est pas événementielle. Dans cette distanciation du réel Olga, Olga, Helena* réalisé en 2005 se révèle exemplaire. À l’origine du film, Helena Zinovieff raconte en français à l’artiste, le périple de sa fuite de Saint-Pétersbourg en 1918 à l’âge de six ans avec sa mère Olga et sa sœur Olga. Ce récit familial et aussi témoignage historique est retranscrit. Si le scénario du film semble ainsi écrit ; l’artiste décide de mesurer cette trame à des prises de vue actuelles de la ville et surtout à l’animation des rues qu’elle perçoit lancinante. Eléonore de Montesquiou ne cherche pas à illustrer un récit individuel et se méfie de trop de proximité. À coller ainsi au réel, elle finirait par s’y aligner. Dès le départ, le procédé de remémoration est donc écarté au profit d’une généralisation et de la mise en perspective d’une vision en devenir. Le temps se distend. Trois jeunes femmes russes lisent en français le texte initial d’un ton monocorde ou plus dramatique. L’extrapolation du déplacement générationnel - la voix d’Helena Zinovieff est celle d’une femme âgée - réfute l’effet réducteur d’un récit autobiographique. À partir d’un exil, c’est la notion d’exil qu’endure le film. Les premières images et les dernières portent le poème mystique d’Alexandre Blok La jeune fille chantait dans le cœur de l’Eglise. Figure emblématique de la Saint-Pétersbourg littéraire pré révolutionnaire, il s’avère la seule concession historique à ce récit filmique tendu vers l’avenir. Au cours d’un premier repérage, l’artiste remarque une fillette vêtue de rouge, absorbée par son jeu, absente au réel ; petite face à la monumentalité de colonnes qu’elle contourne. Cette vision étonnante d’apparition et de disparition est un déclencheur qui sera le fil rouge au sens littéral du terme de la construction du film. Au hasard de ses pérégrinations, la caméra retient tout signe rouge, une figure, un détail vestimentaire, un accessoire… Ces présences insondables captées à leur insu se font le relais contemporain d’un récit qui veut échapper à l’oubli. Cette apparition impromptue de la fillette a régi la forme d’une compilation chromatique. Le rouge du désir, le rouge du sang au moment du basculement de l’évocation des représailles de l’armée russe révolutionnaire. Le film se brouille, car il n’y a pas d’image concevable pour évoquer cela à l’écran. Tout au long du récit Éléonore de Montesquiou déploie des figures lascives, cambrures féminines, courbes tracées à la vespa, mariée flottant sur un piédestal, amazones au trot. Un univers féminin percuté et ramené soudainement à la réalité par l’apparition de soldats. À aucun moment, le film ne cède à l’apitoiement. L’entrée dans la ville et la sortie, attachées aux pensées d’Alexandre Blok, adviennent au crépuscule. Entre temps la traversée urbaine s’étire dans la lumière d’une éclaircie singulière. L’artiste se méfie de la couleur et n’y a recours que si nécessaire. La plupart des films longs sont projetés en noir et blanc bien que tournés en couleur. Au moment de la prise de vue – elle filme beaucoup au hasard et en marchant – elle n’a pas forcément pris la décision de l’utilisation des images. Le noir et blanc veut sortir du temps et de l’espace. Seuls les films plus courts souvent projetés en boucles sont en couleur. Si Olga, Olga, Helena est réalisée en couleur et fait exception – mais le rouge ne pouvait n’être donné que par la couleur - les images sont surexposées. De plus ce n’est pas un hasard si l’artiste choisit comme période de tournage les nuits blanches de Saint-Pétersbourg.

Delta, 2004, inscrite dans une durée est très logiquement réalisée en noir et blanc. La vidéo déroge au procédé habituel de réalisation. Cette déambulation nocturne est une réponse à une proposition de la compositrice estonienne Helena Tulve d’illustrer sa pièce sonore captée et arrangée à la suite d’un voyage dans un pays non localisé du Sud. Tambours, chants d’oiseaux, stridulations battent l’air. Des bruits de surface, domestiques ou brassages de rue, cris d’enfants, rugissements de voitures, klaxons, sifflements gagnent en intensité. Puis l’écoulement progressif de l’eau recouvre tout. Le fleuve gagne la mer. Cette composition sonore est particulièrement sensitive. Ce à quoi va s’attacher Éléonore de Montesquiou. C’est la première fois qu’elle réagit à des sons existants ne lui appartenant pas. Elle ne se déplace jamais sans sa caméra et filme sans arrière-pensées surtout la nuit. L’utilisation d’une caméra légère facilite l’enregistrement d’images, la saisie d’ambiances sans avoir toujours de projet prédéterminé, comme une prise de notes dès que des impressions diffuses surgissent dans un contexte inédit et poreux. Les sons d’Helena Tulve ont été recueillis en plein soleil et étrangement ils rebondissent sur les images nocturnes d’Éléonore de Montesquiou. Elle a en effet combiné des fragments de voyages consécutifs ne retenant que les plus lumineux et les plus oniriques. Images et sons s’accompagnent contrairement à Olga, Olga, Helena dans laquelle les images sont venues compléter le son. L’identification précise des lieux traversés a été gommée. L’étirement de la nuit est éclairé par les visions de l’artiste. Aucune percée dans le paysage ; au mieux des sols foulés au pied en saccades par des gens affairés, des joueurs de boules ou de football. L’agitation est dans l’air. D’emblée elle a vu se profiler une foule de tous âges. Le film débute sur une piste d’aéroport désertée. Des tambours et des cris incantatoires planent comme un appel. Le rythme s’accélère. La caméra nous entraîne dans un trafic urbain et saisit au passage certains visages en réduisant la distance focale. On s’attarde un peu en croisant des regards et la cadence reprend. Ralentis et temps réels se mêlent. Une fillette danse et se détache. Des volutes de sensualités se dessinent jusqu’à l’apogée de l’apparition du cheval blanc et de la funambule en contre-plongée. La vidéo bascule dans le rêve, l’image se blanchit à l’extrême, se ralentit, se dissout dans un baiser quasi subliminal. Le son de l’eau abstrait les corps. Et le film revient à son point de départ, la piste d’aéroport déserte. Atterrissage ou décollage imminents qui nous feraient douter de cette fantastique traversée.

Tous les films d’Eléonore de Montesquiou ne s’abandonnent pas à une telle abstraction. En 2005/2006 elle réside en Estonie à Tallinn, l’occasion pour elle d’élaborer un vaste projet circonstancié. « Atom Cities : Paldiski - Sillamäe » s’ancre dans l’histoire récente de ce pays. En effet de 1944 à 1991, l’Estonie se retrouve sous domination soviétique. Les villes côtières de Paldiski et Sillamäe se développent autour d’une économie entièrement consacrée à la recherche et l’exploitation nucléaires. La première regroupe scientifiques et ouvriers soviétiques travaillant à l’extraction d’uranium en vue de l’élaboration d’une bombe atomique. La seconde, dévolue à la fabrication de sous-marins nucléaires, est occupée par des militaires soviétiques. Sillamäe et Paldiski étaient des villes totalement closes, y compris aux Estoniens. Elles n’étaient même pas répertoriées sur les cartes toujours falsifiées du pays. En 1991, date de l’indépendance de l’Estonie, l’économie des deux villes bascule brutalement. Elles s’ouvrent sans transition à l’économie capitaliste. L’armée russe se retire de Paldiski et l’usine de Sillamäe ferme. Du jour au lendemain les Russes qui étaient jusque-là majoritaires et qui vivaient avec un niveau de vie supérieur aux Estoniens et aux Russes de leur pays d’origine se retrouvent sans travail. Ils n’ont pas tous le même statut tributaire de leur passeport. Ceux qui ont gardé la nationalité russe ont un passeport rouge. Ceux qui ont appris l’Estonien et en ont acquis la nationalité possèdent un passeport bleu. Mais la majorité au passeport gris est apatride. Ils ne parlent pas la langue officielle du pays et ne sont donc pas ou peu intégrés à la nouvelle organisation socio-économique. Leurs parents sont originaires de toute l’Union Soviétique, mais l’Estonie est leur lieu de naissance et donc leur pays. Eléonore de Montesquiou décide de mettre à jour la complexité de ce contexte. Elle projette la réalisation d’un portrait de Paldiski et Sillamäe à travers des récits de leurs habitants. De longs entretiens sont réalisés et retranscrits en vue d’une publication. Deux films noir et blanc ajustent à ses prises de vue une pièce sonore commandée à des compositrices. Pour Olga, Olga, Helena, Éléonore de Montesquiou suivait un fil rouge lui dictant une forme. Paldiski, 2006 saisit la manière dont les gens se déplacent dans la ville, leurs mouvements et leurs attitudes. C’est comme si elle cherchait à recueillir des traces et se laissait aller à la digression qui ajourne toute forme de conclusion. Dans cette multiplication du temps, la compositrice Liis Jürgens a su jouer de la déconnection de voix de l’intérieur (cérémonie de rentrée de classe dans des écoles russe et estonienne, par exemple) et d’images extérieures (des enfants qui déambulent…) Pendant que la caméra s’attache aux passants ; des sons cristallins, des vibrations d’eau, une clarinette, des paroles russes ou estoniennes surnagent. Dans cette ville de nulle part et à l’urbanisme incertain ; la délocalisation, l’intemporalité sont poursuivies.

Éléonore de Montesquiou a parfaitement conscience de susciter une polémique en Estonie en donnant directement ou indirectement la parole aux Russes ; c’est-à-dire aux anciens occupants. Des vidéos plus courtes et en couleur mais tout aussi composées s’avèrent des instants fugaces, encore plus instables. Portraits d’individus, elles ménagent une certaine immédiateté. Katrin, 2006 ; une adolescente née à Tallinn de père estonien et de mère russe confie le déchirement de l’incarcération de sa mère, le tiraillement de son identité et finalement son installation avec celle-ci à Sillamäe où elle retrouve la familiarité de la communauté russe. Katrin n’apparaît pas à l’image. Un bras, une main ponctuent furtivement sa marche, accompagne sa respiration, ses hésitations. Sa voix mélodieuse et plaintive émerge de l’obscurité. Dans un sous-bois bleuté, les arbres défilent lentement et à l’envers. Dans ce décrochage par rapport au contexte immédiat, l’inversion discrète de ces arbres participe à une indécision envoûtante des points d’ancrage. Le ralenti de l’image et le témoignage intact s’accordent sur la fusion impalpable de deux rythmes parallèles. Le végétal et la voix se lient dans une correspondance, un glissement continu de l’image. La résolution fine de ce témoignage flottant dans une distorsion temporelle et spatiale confirme que la poésie naît d’une perte qu’elle voudrait transmuer en une plainte consolatrice. Seule, sans autre témoin que l’artiste, Katrin peut se laisser aller à l’émotion. L’approche des adolescents dans KESK, 2006, est tout autre. (Kesk, centre en estonien car la ville de Sillamäe est desservie d’une unique rue centrale). Ils sont filmés tout d’abord en groupe et affichent une certaine défiance. Certains s’en détachent et livrent un témoignage unilatéral de désoeuvrement et de repli communautaire. Tenus à l’écart par les Estoniens, ils s’isolent et prétendent en crânant un peu boire et fumer à longueur de journée. Un jeune Russe nomme un Estonien « kurat » (diable), tout en se sentant lui-même aussi Estonien. Tout le dilemme de leur identité se pose là. Une légère désynchronisation est instaurée entre l’apparition des visages et l’audition de leurs paroles. Ce léger décalage donne encore plus corps à des individus habituellement relégués à des pourcentages. Si Éléonore de Montesquiou mène une enquête et réunit des informations avant la réalisation de ses films, aucune indiscrétion, ni directive ne percent. La réalité d’un contexte si âpre soit-il bascule indéniablement dans un autre espace plus indécis, irrésolu et moins consensuel. C’est comme si ses enquêtes préalables sur le réel sans aucune dénaturation s’amortissaient dans un irréel.


Mo Gourmelon



* Olga, Olga, Helena, 2004 est une production de l’Espace Croisé. Une édition accompagne la réalisation de ce film. Olga, Olga, Helena, éditions Espace Croisé, Roubaix, 2005. 48 p., 17 x 24 cm, d’après des textes d’Alexandre Blok, une conversation avec Helena Zinovieff, français/russe, 19 Ill. couleur.