Filtrer la réalité, Thibaut de Ruyter, 2007

Filtrer la réalité
Par Thibaut de Ruyter
2007



Les vidéos d’Eléonore de Montesquiou peuvent être vues, au premier abord, comme des petites notes poétiques prises subrepticement dans un carnet de voyages. Si leur contenu n’était pas politique ou social, si elles ne montraient pas la réalité (sans pour autant sombrer dans “la misère du monde”), si elles ne proposaient pas une certaine universalité dans les sujets qu’elles abordent : elles pourraient être de simples et brefs souvenirs d’un moment disparu. L’artiste, née en France et de double nationalité française et estonienne, a longuement visité ou vécu, au cours des dix dernières années, dans de nombreuses villes. Et, presque à chaque fois, Eléonore de Montesquiou ramène des traces de ses rencontres avec leurs habitants, des images d’instants partagés avec des personnes qui — un peu comme elle — vivent entre deux états, deux frontières, deux histoires.
Pour son exposition à la Villa du Parc, elle a choisi de présenter quelques œuvres en parallèle à son imposante réalisation consacrée à deux villes estoniennes (Atom Cities, 2006). Si Atom Cities a déjà fait l’objet de plusieurs présentations et commentaires_ ce qui nous intéresse, ici, est de tenter de trouver un lien commun aux différentes vidéos d’Eléonore de Montesquiou. Si les territoires qu’elle explore sont souvent différents (elle a filmé en Iran, en Autriche, au Brésil, en Russie et, plus récemment, en Pologne), ce que l’artiste recherche, avant tout, ce sont les occupants de zones frontières, de villes délaissées, de territoires aux contours flous : individus dont l’histoire personnelle est souvent tragiquement définie par l’histoire collective. Dans le cas d’Atom Cities, elle a interviewé les habitants de deux villes estoniennes : Sillamäe et Paldiski, cités fondées et construites au temps de l’Union Soviétique pour satisfaire ses besoins en uranium. Aujourd’hui, elles ont perdu leur raison d’être et leurs habitants — enfants de personnes déplacées il y a une cinquantaine d’années — n’ont plus de points d’ancrage autres que ces villes (artificielles) où ils sont nés. Bien vite, on comprend que leurs choix de vie sont toujours dictés par un état disparu (l’URSS) et par les décisions contemporaines d’autres états peu impliqués dans leurs vies (l’Estonie, la Russie, l’Europe). Mais, au travers de ce qu’ils sont amenés à raconter à l’artiste — et dans ce qu’Eléonore de Montesquiou décide au final de monter et montrer — leurs histoires deviennent universelles. Le contexte politique est présent, mais ce qui intéresse l’artiste avant tout c’est le destin des personnes qu’elle rencontre. Ainsi, dans la vidéo faisant partie d’Atom Cities et intitulée Katrin, la protagoniste ne sera jamais vue. Nous entendrons sa voix tout en voyant défiler une forêt agitée. Katrin, dont l’interview prends lentement le ton d’une confession, reste hors-champ pour que ce qu’elle raconte puisse devenir les pensées de toutes les personnes qui, un jour ou l’autre, se sont retrouvées dans une situation semblable. Peu importe (ou presque) que cela se passe en Estonie ou en Pologne, en Amérique du Sud ou en Afrique.
Dans cette approche d’une réalité commune, collective et poétique, la voix peut, dans les œuvres d’Eléonore de Montesquiou, devenir superflu. Plus besoin de voix-off, d’interview ou de narration, l’image se suffit à elle-même. Telle cette femme iranienne qui se baigne entièrement vêtue et voilée de noir (Nur, 2004), ces jeunes garçons filmés en gros plan pendant qu’ils fixent une télévision (Televisão, 2005) ou ces enfants jouant dans la rue entre violence et amusement (Los Chicos, 2006). Il y aura juste de la musique (l’artiste donne régulièrement carte blanche à des compositeurs de musique contemporaine) et un fort traitement digital de l’image. Car, pour que ces brèves séquences se suffisent, il faut monter, traiter et dilater l’instant à l’extrême afin de le rendre sensible. Les vidéos d’Eléonore de Montesquiou utilisent donc des effets qui ajoutent au sentiment de regarder une trace personnelle plus qu’un froid “documentaire”. L’artiste agrandi et recadre une partie de l’image quitte a obtenir une forte pixelisation. Elle passe une séquence en noir et blanc. Elle ralenti ou répète le geste d’un protagoniste. On est loin de la superproduction ou de la démonstration technique : ses effets sont simples mais servent surtout à attirer l’attention sans pour autant nous dire ce qu’il faut penser de la situation. Si le nom n’était déjà pris, il faudrait regrouper tout cela sous l’intitulé de “Filtre de Réalité”_. Car l’artiste filtre — par le choix des images qu’elle filme et monte puis avec les outils technologiques — afin de produire une réalité attentive aux autres et capable de transmettre, avec sensibilité et sans misérabilisme, leur vie quotidienne.
Thibaut de Ruyter
1 Voir le catalogue en deux volumes Atom Cities, Sillamäe - Paldiski,
- le blog: http://atomcities.vox.com
- le texte paru dans le numéro 1/2 2007 de Kunst-Bulletin et écrit par Marguerite Menz
- la chronique de son exposition à la galerie Zürcher sur le site web Paris-Art (www.paris-art.com/expo_detail-3673-montesquiou.html),
- “Enquêtes sur le reel”: le texte écrit par Mo Gourmelon, publication pointligneplan mai 2006
- “Sillamäe, mon amour”: le texte écrit par Liina Siib dans Kunst.ee, 4/2006


2 Le Filtre de Réalité est une machine sonore construite par Jacques Brodier._


ou notes:
Voir le catalogue en deux volumes Atom Cities, Sillamäe - Paldiski et le blog: http://atomcities.vox.com. Ainsi que le texte de Marguerite Menz paru dans Kunst-Bulletin (janvier 2007), celui de Mo Gourmelon dans pointligneplan (mai 2006) et Sillamäe, mon amour écrit par Liina Siib dans Kunst.ee (avril 2006) ou la chronique de son exposition à la galerie Zurcher sur le site web Paris-Art (www.paris-art.com)


texte publié dans le catalogue des expositions de la Villa du Parc, 2005-2007