Anthoni Dominguez

A discussion with Anthoni Dominguez for the catalogue of the exhibition "Our house in the middle of our street", Maison des Arts, Malakoff (May-July 2011) curated by Jeanne Susplugas

Eléonore de Montesquiou
Entretien téléphonique réalisé par Anthoni Dominguez le 31 mars 2011.



Depuis Minu maja on minu maa, que vous présentez dans le cadre de cette exposition, jusqu’à votre série la plus célèbre des Atom cities, il vous arrive souvent de croiser le style documentaire et l’autobiographie. Quelle est la place du « témoignage », comme expression d’une subjectivité basée sur une expérience réelle, dans vos travaux ?

Dès que le travail d’enregistrement commence, dès que j’ai trouvé mes héros, le documentaire et l’autobiographie ne se croisent plus. L’autobiographique est le point de départ, l’origine du désir de comprendre, mais quand je trouve le lieu et les personnages, je ne documente plus qu’exclusivement leur histoire, leurs émotions. Pour Minu maja on minu maa, nous venions de récupérer notre maison en Estonie, à un moment où beaucoup retrouvaient leur propriété. Il s’agissait donc, dans un premier temps, d’une question personnelle. Pour autant, je n’aime pas parler de moi. J’aime interviewer les gens. La construction de ce premier film était assez simple : les gens parlaient de leur maison, de la restitution de la propriété, de leur relation à cette maison… Après, il y a bien sûr le sentiment d’attachement, et il y a toujours, à ce moment, une part de mise en scène. Aujourd’hui, je travaille avec une famille à Narva, depuis 4 ou 5 ans, dont la mère se prénomme Olga. Les films que je fais avec elle ont une certaine résonance car elle parle bien, avec beaucoup d’humour et de verve, féministe à sa façon…sa parole est percutante. Tania, sa fille, me dit que tout est faux…mais peu importe ! Elle raconte ce qu’elle a vécu, et il y a sûrement plus de vrai que ce que Tania veut bien croire. Certes, il s’agit en quelque sorte de portraits de cette femme, mais à travers elle, d’un portrait de toutes ces femmes de la Perestroïka qui ont plus de 50 ans. Je peux également formuler, au travers d’Olga, les questions qui suivent ma vie. Je délègue mon autobiographie à mon héroïne.

Pourriez-vous me parler de cette désynchronisation presque systématique entre les visages et la parole de vos interlocuteurs ?

Si visages et mots étaient synchronisés, l’image et le son seraient redondants. Les dissocier permet d’ouvrir le sens, d’unir les temps du film et les niveaux de la narration, de l’intime jusqu’au communautaire. La méthode talking head où une personne parle, filmée en portrait, ne m’intéresse donc pas. Les personnages apparaissent chez eux, ou dans un environnement de leur choix : leur appartement, la forêt, l’usine, le cimetière, etc. C’est ici que réside tout l’intérêt de la vidéo, sinon, je ferais un simple enregistrement sonore, comme dans Oleg Klushin, où son visage apparaît au début mais où l’ensemble du film est un écran noir avec du texte. La désynchronisation permet donc d’introduire plus d’images, plus d’espace, plus de niveaux d’informations. Et puis, ce ne sont pas réellement des portraits. J’aime plutôt dire que mes personnages sont des héros, parce qu’ils cristallisent une époque, une situation régionale, une ville ou plus globalement une problématique propre à une communauté. Par exemple, le film en couleur qui présente Sacha pêchant sur la glace est construit sur un grand travail sonore. A la fin, Sacha évoque brièvement un entre-deux, entre Estonie et Russie, entre Europe et Asie. Pour autant, l’image de ce dernier pêchant sur le fleuve gelé qui sépare les deux pays donne la sensation de victoire sur les frontières, de suspension. Image et discours se complètent au lieu de se répéter.


Les personnes que vous interrogez vous aident dans l’élaboration de vos vidéos. Quelle importance attachez-vous à ces collaborations ? Peut-on parler d’enjeux politiques ?

Après avoir achevé Atom cities en 2006, j’ai voulu poursuivre de façon plus intime et j’ai rencontré ces quelques personnes qui sont devenues les héros de mes histoires : Olga, Dora, Sacha et Nastia. Avec eux, je peux travailler de la meilleure façon qui soit : je les retrouve régulièrement, nous discutons à bâtons rompus, j’enregistre tout et je filme les lieux ou les activités de leur choix. Le montage, je le fais seule, mais l’étape suivante se déroule chez eux : nous regardons les premiers essais de montage, en discutons, retranchons ou ajoutons des passages. Puis il y a l’après : les présentations en Russie ou en Estonie auxquelles ils participent et prennent la parole avec moi. Je pense donc que notre travail est essentiellement politique. J’en suis même convaincue. Avec Olga par exemple, pendant la phase d’enregistrement, je suis d’une certaine manière « utilisée ». Il y a un conflit entre Russes et Estoniens en Estonie, et Olga est très consciente que mes films seront montrés à Tallinn, puis en Europe. Elle utilise sciemment le potentiel politique de cet outil. Comme j’ai moi-même envie d’en parler, d’en faire des films, des livres et de les présenter, je l’utilise également. Nous pensons moins à la suite et à qui cela pourrait servir, ce travail est montré, le plus possible, sans cibler a priori le public. Pour mes films, je suis obligée de sélectionner, d’extraire des moments de parole, mais ces coupures me poussent à publier la quasi-intégralité de ces entretiens dans des livres. Ils sont ensuite traduits pour qu’on puisse les lire en russe original, en estonien et en anglais. Les choses sont peut-être été dites déjà, à la télévision russe surtout, mais elles ne sont pas recueillies, éditées et publiées de la sorte. Il est urgent de prendre la parole et ne pas laisser les mots à d’autres. La télévision reste en effet un outil de propagande qui transforme tout ce qu’il touche, et cette région n’y échappe pas. J’aime travailler en Estonie parce que le dialogue est en train de se construire dans ce pays, à la différence de la France ou l’Allemagne où il y en a peut-être trop.


Après plus de dix années à questionner l’histoire, tant individuelle que collective, quel est votre rapport à la notion de propriété, sinon d’origine et d’identité, dans une Europe qui fait face à la montée des nationalismes ?

Les problématiques de mes films ont suivi les étapes de ma vie. Mes premiers travaux s’intéressaient aux vêtements, au plus près du corps. J’habitais à Paris, j’étais beaucoup plus jeune et la question de l’habitat ne se posait pas vraiment. Après, ce fut la robe de mariée, puis Minu maja on minu maa, et la découverte de mon nouveau pays, l’Estonie. Enfin, mon travail s’est élargi à la nation, à toutes ces questions d’identité, d’origine, de rapport à la propriété…à la frontière aussi. Je crois que l’on élargi son champ de vision avec les années. Pour autant, si mon rapport à la propriété est en fait assez simple, voire simpliste, mon rapport à l’origine est plus incertain. Ma grand-mère est russe, elle est venue vivre en Estonie à la Révolution. J’ai grandi en France dans la culture et la langue françaises alors que je vis aujourd’hui à Berlin et en partie à Tallinn. C’est en Estonie que la question de ma nationalité estonienne, sa justification et le processus de mon « intégration-acceptation » se pose. Il s’agit d’un pays où le nationalisme est brûlant, en constante redéfinition pour des questions historiques évidentes, le pays ayant repris son indépendance en 1991. Mon rapport à l’origine se traduit dans ce contexte par l’apprentissage des langues, la double nécessité de parler russe – nationalité et liens familiaux – et estonien – citoyenneté. Je suis également obsédée par la frontière. Il y a ce pont-frontière là-bas que l’on ne peut traverser ou vaincre qu’avec un visa et une longue attente: c’est un vrai mur à la limite de l’Europe, comme l’ultime limite d’un habitat qui serait la nation.


Justement, ne vous a-t-on jamais accusé de vouloir donner une orientation à l’histoire ?
Ne vous a-t-on jamais confronté à la question de la légitimité des témoignages que vous rapportez ?


Je ne réécris pas l’histoire, de même qu’il n’y a pas d’interprétation ou de jugement porté sur la période soviétique. Les traces de « l’histoire officielle » ont en grande partie disparu, cette dernière s’écrivant plutôt en ce moment-même. Mes films et mes livres en sont un jalon. Comme cette histoire n’a jamais été écrite, rien dans mon travail ne s’y oppose. J’ai réalisé des films et un livre sur Sillamäe il y a cinq ans. Ils font archives, car rien n’avait été publié sur le sujet. S’il y a eu, très certainement, toute une documentation à l’époque de l’URSS, elle a disparu et il s’et construit une sorte de mythe autour de cette ville qui était fermée et secrète, car dédiée à la recherche nucléaire. C’est comme si cette histoire n’appartenait plus à personne : on se doit de l’écrire aujourd’hui. Maintenant, à Narva, à 20 km de Sillamäe, je réalise un film sur la manufacture de textile qui vient de fermer. J’utilise des films d’archives, des images et interprétations actuelles sur cette ruine. Là encore, je ne me suis pas heurtée à une réelle opposition, car personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé, le sujet reste ouvert. De plus, les autorités s’en moquent car l’Estonie est présentement occupée à se construire une histoire qui oublie la communauté russe. Le pays a toujours été un mélange de peuples, les Estoniens, les Russes, les Allemands…mais l’Estonie imagine un temps où la nation était exclusivement estonienne. Le fait d’être étrangère et d’origine russe, même si j’ai le passeport estonien, m’aide à être acceptée par la communauté russe et permet de bénéficier d’une distance, voire une plus grande tolérance, de la part de Estoniens. Et même si le moindre événement a un certain écho compte-tenu de la taille du pays, ce que je fais reste dans le champ l’art !